« Bon Dieu. – La voilà terminée cette pauvre petite Messe. Est-ce bien de la musique sacrée que je viens de faire ou bien de la sacrée musique ? J’étais né pour l’opéra buffa, tu le sais bien ! Peu de science, un peu de cœur, tout est là. Sois donc béni et accorde-moi le Paradis. »
La confidence est celle d’un vieillard septuagénaire qui s’adresse à Dieu, cinq années avant de mourir. Elle est celle de Gioachino Rossini (1792-1868), l’auteur de nombreux opéras à succès, le plus aimé des Français sous la Restauration, mais aussi le plus détesté. Œuvre sans équivalent dans la production de Rossini, l’une des rares écrite après 1830, la Petite Messe solennelle a été « composée pour [s]a villégiature de Passy », à en croire le témoignage laissé de sa main sur la partition autographe durant l’été 1863. Dédiée à la comtesse Louise Pillet-Will, l’œuvre est exécutée pour la première fois le 14 mars 1864 à l’hôtel Pillet-Will (rue Moncey) en l’absence de son auteur. Écrite initialement pour quatre parties vocales accompagnées de deux pianos et d’un harmonium – un harmonicorde-Debain lors de la création –, la Messe est orchestrée l’année suivante par Rossini, qui n’a pas l’occasion de l’entendre sous cette forme, puisque la version avec orchestre est créée le 28 février 1869 au Théâtre Italien, donc près la mort du compositeur. « Si la messe est “ petite ” par son effectif instrumental, elle est “ solennelle ” par son développement » (Joël-Marie Fauquet). Requérant un quatuor de solistes (soprano, mezzo-soprano, ténor, basse) et huit choristes (deux sopranos, deux contraltos, deux ténors, deux basses), la Messe renvoie par le nombre de chanteurs à celui des douze apôtres, tout comme les trois claviers de l’accompagnement soulignent le symbole trinitaire.
Revenons sur le commentaire de Rossini s’adressant à Dieu, qui, au-delà de la boutade, appelle plusieurs remarques. Le compositeur pose tout d’abord une interrogation évidente entre « musique sacrée » et «sacrée musique», qui rappelle les enjeux esthétiques de la fin du Second Empire sur ce que doit être de la musique religieuse et sur la coexistence entre style du théâtre et style de l’église. Rossini, à travers ce chef d’œuvre, soumet une proposition aux débats en opérant la fusion des deux styles, en synthétisant « la tendance palestrinienne de l’expression du sacré en musique et la tendance belcantiste à laquelle il demeure attaché » (Fauquet). La seconde remarque, emprunte d’humilité, contredit le « peu de science » dont semble faire preuve Rossini : l’écriture est savante, ce que révèlent le détail de l’écriture polyphonique et la complexité de la construction formelle. Les deux fugues placées en conclusion du Gloria et du Credo illustrent fort bien par leur ampleur et leur musicalité la maîtrise du discours.
La forme est pensée pour préserver l’œuvre de toute monotonie, en distribuant les solos, les duos ou les trios avec ou sans chœur de manière à rechercher et à obtenir un équilibre parfait. L’écriture participe à cette dynamique, en alliant avec beaucoup d’intelligence le genre rigoureux et solennel du style religieux au bel canto italien de l’opéra profane. Divisé symboliquement en douze numéros, le texte liturgique de la messe est suivi de l’Offertoire et d’un motet d’élévation portant à quatorze leur nombre. La progression contrapuntique du prélude religieux pendant l’Offertoire, grand solo d’harmonium de caractère introspectif (parfois interprété au piano), est sans aucun doute un hommage rendu à quelquesunes des fugues de Bach du Clavier bien tempéré. Sans timbale ni trompette, en toute simplicité, Rossini laisse à la postérité un ultime témoignage de son savoir-faire qui complète avantageusement les pages les plus célèbres de ses fameux opéras.
- Joann Élart (pour Opéra de Rouen Normandie)