Impossible de cataloguer l’auteur-compositeur-interprète britannique Elvis Costello (1954). Avec plus de trente albums à son actif, il est connu pour mélanger les genres, entre punk, pop, country, reggae, jazz et même classique. Sa première incursion dans le genre classique remonte à 1993. Cette année-là , il enregistre avec le Brodsky Quartet The Juliet Letters, un album qu'il décrit lui-même comme « une série de chansons pour quatuor à cordes et voix, avec un titre. C'est un peu différent. Ce n'est pas un opéra rock. C'est quelque chose de nouveau ». L'expérience n'est pas accueillie partout avec enthousiasme, mais elle vaut au compositeur un Edison Award (un prix musical néerlandais, comparable aux Grammy Awards).
L’histoire que relate cette série de chansons intemporelles est celle de Roméo et Juliette et de personnes qui laissent encore des lettres d'amour adressées à une Juliette Capulet imaginaire sur le balcon supposé de Vérone. L'une des chansons commence par « J'ai pensé écrire à Juliette, car elle comprendrait ». Toutes mettent en lumière le côté parfois sombre de l'amour. Comme un antidote, de douces compositions a cappella viennent cependant illustrer la foi en la beauté de l'amour.
The Juliet Letters
L'idée des Juliet Letters vient à Elvis Costello après la lecture d’un article de journal sur un professeur italien qui répond aux lettres adressées à la Juliette Capulet de fiction. Les gens s’y expriment à propos d'un amour sans retour, d'une relation difficile ou d’une rupture. Le compositeur se rend alors compte que l'héroïne tragique de la pièce de Shakespeare peut offrir une métaphore à la désillusion que l'on peut éprouver dans une histoire d’amour.
Quelques années avant de lire cet article, Costello a assisté à un concert du Brodsky Quartet londonien et a vu dans les quatre musiciens les parfaits partenaires pour un nouveau projet. En novembre 1991, ils se rencontrent pour la première fois afin de travailler à la fois sur les paroles et la musique. Costello et les quatre membres du quatuor collaborent pour tout le travail d’écriture : « L'idée était de rentrer chez soi un soir et d'écrire une lettre – tout le monde peut écrire une lettre. Tout ce qu'ils ont écrit n'était pas brillant, mais tout ce que j'ai écrit ne l'était pas non plus. Petit à petit, nous avons élaboré un texte ; ayant assez d'expérience pour reconnaître une bonne phrase quand j'en vois une, j'ai fait office de rédacteur. »
Le résultat est une série de vingt ballades dramatiques sur l'amour, la trahison et la mort, écrites du point de vue de personnages masculins et féminins de différents âges. On entend ainsi la jalousie grandissante d'une femme suspicieuse dans For Other Eyes, la solitude d'un amant dans Romeo's Seance ou les paroles consolatrices d'un homme sur le point de mourir dans The First to Leave.
Une ode à l’amour
Les pièces de théâtre et les sonnets de Shakespeare continuent à nous inspirer, comme en témoignent les œuvres de plusieurs compositeurs contemporains, dont le Suédois Håkan Parkman (1955-1988) et la Britannique Anna Clyne (1980-), nominée aux Grammy Awards. Pour écrire Pocket Book, une œuvre commandée par la compagnie américaine Roomful of Teeth, cette dernière s’est inspirée des sonnets VIII et LXV ; dans le huitième sonnet, Shakespeare fait une comparaison entre la musique et une vie de famille harmonieuse, qui toutes deux permettent d’échapper à une vie solitaire. Clyne reflète cette dualité dans la musique : « Le vers d'ouverture, “Music to hear, why hear'st thou music sadly?”, sonne comme un prélude au reste du sonnet, où l’on ressent l'intimité qui caractérise les sonnets de Shakespeare. Pendant que le texte est récité, le chœur chante sur une progression harmonique lente, et la musique se termine sur une note – une seule. »
Le poète de la Renaissance Francesco Petrarca a lui aussi chanté l'amour dans son célèbre Canzoniere ou Livre de chant, qui contient 366 poèmes décrivant son amour pour l'inaccessible Laura, depuis son premier coup de cœur jusqu'aux réflexions qu’il nourrit après la mort de la belle. Les poèmes de Pétrarque figurent parmi les préférés du compositeur britannique Gavin Bryars (1943-) : « Les sonnets de Pétrarque m'attirent pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'ils occupent une place importante dans la musique du madrigal italien, mais aussi pour la beauté déchirante de sa poésie et pour sa perfection technique. » En 2010, Bryars met en musique deux sonnets de Pétrarque sous le titre Two Love Songs, pour trois sopranos. Cet effectif inhabituel lui permet de tirer profit de l'intensité émotionnelle de la langue italienne, comme on peut l’entendre en particulier dans la deuxième chanson, Solo et pensoso.
Les Love Songs de la compositrice américaine Augusta Read Thomas (1964-) font entendre une sonorité toute différente. Thomas a composé le cycle, commandé par le chœur d'hommes Chanticleer, en s’inspirant des voix de chacun des chanteurs. Cette œuvre kaléidoscopique foisonne d'effets théâtraux et ludiques.
A blue note
The Blue Bird de Sir Charles Villiers Stanford (1854-1924) est un classique du répertoire choral britannique, œuvre méditative inspirée par l'image impressionniste de la nature évoquée par Mary Elizabeth Coleridge dans son poème L'Oiseau bleu. Le temps semble s'arrêter : au-dessus du chœur, la gracieuse mélodie de la soprano solo flotte jusqu'à ce que l'oiseau bleu disparaisse. La beauté du poème n'a pas non plus échappé à Judith Bingham (1952), qui, pour The Drowned Lovers, a reconstitué le Blue Bird de Stanford en se basant sur son seul schéma harmonique. À chaque représentation, son œuvre doit suivre immédiatement l'original de Stanford, sans interruption. Bingham a toutefois ajouté un nouveau texte, moins idyllique : une femme, qui soupçonne son amant de ne plus l'aimer, l'entraîne sous l'eau avec elle lors d'une baignade. Les deux amants se noient ; depuis les profondeurs du lac, la surface de l'eau ressemble au ciel bleu. La tragédie Roméo et Juliette de Shakespeare n'est pas bien loin.
texte : Aurélie Walschaert