Peu d’œuvres ont généré une exégèse plus échevelée que le Requiem de Mozart. Très vite, on y a vu les ultimes prières d’un mourant se recommandant à Dieu, luttant sur son lit de mort pour coucher sur le papier autant de musique qu’il peut encore, avant d’être emporté dans l’au-delà. Pour corser la légende, tout un panel d’anecdotes à la véracité et à la crédibilité variables – comme les visites de plus en plus pressantes d’un mystérieux messager en noir ayant commandité l’œuvre, ou encore les rumeurs d’empoisonnement et de jalousie mettant en scène Salieri, présenté comme le rival malheureux de Mozart – rebondissant d’un Pouchkine à un Miloš Forman.

Et voilà: le chant du cygne d’un génie fauché par une mort prématurée, l’ultime chef-d’œuvre, le parangon de tous les requiem à venir, l’inspiration d’innombrables pages religieuses, le morceau interprété aux funérailles des grands hommes, celui que l’on appelle LE Requiem comme l’on parle de LA Neuvième.

Notes de programme par Angèle Leroy © Orchestre de chambre de Paris

La tâche n’est pas aisée pour qui veut faire la part des faits et de la fiction, car il faut bien dire que la situation se prêtait en effet aux interprétations romancées. Ainsi, il y eut bien un «messager en noir»: au mois de juillet 1791, alors que Mozart était pressé de dettes de toutes parts, il reçut la visite d’un homme qui lui passa commande d’un requiem, sous condition que le compositeur le livrât dans le plus grand secret, et promit pour l’œuvre une somme substantielle. Du commanditaire, l’identité est dorénavant connue; il s’agissait du comte von Walsegg, désireux d’honorer la mémoire de sa femme bien-aimée, morte au début de l’année 1791, en s’attribuant (comme il en avait l’habitude) la paternité de la création.

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE

Après les créations de deux opéras et la composition du Concerto pour clarinette, Mozart put se mettre à l’œuvre, en parallèle avec la cantate maçonnique Laut verkünde unsre Freude K 623. Mais la maladie l’empêcha de mener le Requiem à bien: à sa mort, le 5 décembre, sa femme Constanze sollicita d’abord l’ami Joseph Eybler (qui abandonna en cours de route) puis Franz Xaver Süssmayr, ancien élève et assistant. Ce dernier compléta les parties manquantes en se fondant sur quelques esquisses et témoignages oraux des désirs de Mozart, et acheva le Requiem en février 1792. Le manuscrit fut alors envoyé à Walsegg, mais sans la moindre allusion aux ajouts divers. Très rapidement se greffa autour de l’œuvre un ensemble de croyances et d’histoires initiées pour la plupart par Constanze, qui alimentèrent une incroyable quantité de récits, faisant de Mozart et du Requiem un sujet de choix dans l’imaginaire collectif.

DE MOZART...

Seule partie totalement achevée à la mort de Mozart, l’introduction émerge petit à petit sur les battements de cœur des cordes tandis que les bassons et cors de basset – responsables en grande partie de la tonalité sombre et feutrée du Requiem, qui ne compte ni flûtes, ni hautbois, ni cors – dessinent des imitations navrées. Une écriture chorale ductile suit les moindres inflexions du texte, et débouche sur l’énergique double fugue du Kyrie eleison, avec son âpre chute de septième diminuée (le Père, premier sujet) et ses doubles croches pressées (le Fils, second sujet).

Des vingt strophes que compte la Séquence, seules seize furent écrites par le compositeur, qui s’arrêta après les huit premières mesures du Lacrimosa. Quant à l’orchestration, elle fut réalisée après son décès, Mozart n’ayant noté que les voix et la basse continue. Sommet dramatique, le Dies iræ dépeint avec fièvre le tremblement de l’humanité face à la colère de Dieu – mais le grandiose s’efface rapidement pour laisser la place aux voix solistes du trombone et de la basse du Tuba mirum, auquel l’entrée du ténor donne un tour plus haletant, puis interrogatif (avec l’alto et la soprano).

Le Rex tremendæ renoue avec une expression plus tragique: grande gamme pointée descendante, cris du chœur sur «Rex», avant un double canon entre voix aiguës et voix graves. Une belle introduction, entre cors de basset et violoncelles, ouvre à la consolation du Recordare, appel à la bonté de Jésus où tout le génie de Mozart triomphe. Fortement contrasté, le Confutatis met face à face le chœur masculin angoissé, sur fond de basses orageuses teintées de cuivres, et les tendres voix féminines évoquant «ceux qui sont bénis». Le début du Lacrimosa retrouve l’esprit de l’Introïtus avant de bifurquer vers un douloureux crescendo homophone de tout le chœur.

Là s’arrête l’écriture de Mozart: Süssmayr reprend le flambeau avec le plus de discrétion possible, usant autant qu’il le peut du matériel écrit par le maître et des esquisses sur lesquelles il met la main.

... À SÜSSMAYR

L’Offertoire, qui mêle à nouveau le travail de Süssmayr aux notes de Mozart, commence dans la splendeur chorale et l’agitation, avec une évocation intensément colorée des épaisses ténèbres de l’enfer. La seconde partie, Hostias, est plus apaisée; mais son enchâssement entre les deux fugues associées au «Quam olim Abrahæ», malgré l’intense lumière de sa cadence finale, souligne la fugacité de cette consolation. Les prières suivantes sont cette fois l’œuvre de Süssmayr seul, piochant pour son travail de couturier dans les sources qui sont à sa disposition.

Le court Sanctus, avec sa tonalité de ré majeur, sa puissance chorale ainsi qu’orchestrale (timbales, trompettes) et son tempo, renvoie d’ailleurs assez fortement à la tradition. Après une rapide fugue sur «Hosanna in excelsis Deo», le Benedictus prend des accents plus caressants, plus mozartiens aussi; on y retrouve les sonorités boisées des cors de basset et des bassons, en écho aux quatre solistes qui entremêlent leurs voix sans hâte. Retour de la fugue, puis douloureux Agnus Dei, marqué par les coups de timbales et les sinuosités des cordes; répété trois fois, en alternance avec «Dona eis requiem», plus consolateur, il débouche sur la Communio finale, où l’on retrouve le solo de soprano de l’Introïtus, cette fois sur les paroles «Lux æterna». La suite confirme les emprunts au matériau inaugural, jusqu’à la double fugue sur «Cum sanctis tuis »,

Süssmayr ayant affirmé agir ainsi conformément à la volonté de Mozart – et l’œuvre inachevée revient à son début.

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