Allé-luia
Allé-luia
Alléluia, Alléluia,
Al-lééé-lu-uiaaa !

Non, il n'y a pas erreur. Nous parlons bien de Die Schöpfung de Joseph Haydn. Mais qui ne serait-il pas tenté de s’inspirer du chœur emblématique du Messie de Georg Friedrich Haendel ? Ce fut du moins le cas pour Haydn.

Notes de programme par Jasper Croonen

Selon le biographe Ferdinand Pohl, il aurait été profondément ému par cette musique lors d'un service commémoratif à l'abbaye de Westminster en 1791.

Lorsque la puissante vague musicale de l'Alléluia nous a submergés [...] la force de l'esprit humain chantant les louanges du Tout-Puissant [...] presque tous les yeux se sont embués de larmes. Haydn, debout près de la loge royale, pleurait comme un enfant.

Il est vrai que cette citation est sujette à caution. Elle n'a en effet été consignée par écrit que des années plus tard, en 1867, plus d'un demi-siècle après la mort de Haydn. Il est difficile d'attester des larmes, mais il ne fait aucun doute que les messes chorales de Haendel ont influencé Haydn. Les musicologues Georg Feder et James Webster qualifient même cette expérience de « principal stimulus pour la composition de Die Schöpfung. »

DIEU POLYGLOTTE

Cette œuvre prend de l'ampleur à la fin du XVIIIe siècle grâce au soutien artistique et financier du baron Gottfried van Swieten, un riche amateur d'art qui entretient d’étroits liens professionnels avec les grands de son temps : Mozart, Beethoven et Haydn. Sans doute aux alentours de 1785, Gottfried Van Swieten crée une « Gesellschaft der Associierten ». En compagnie de quelques autres aristocrates, il organise des soirées musicales au cours desquelles des oratorios et d'autres œuvres sont interprétés devant un cercle restreint. Ces « Associierten » paient les honoraires du compositeur et prennent en charge les coûts de la représentation. Les premières sessions présentent des arrangements de Mozart sur de la musique de Haendel. Après la mort d'Amadeus en 1791, l'attention se porte sur Haydn. C'est dans ce cadre que Die Schöpfung est entendu pour la première fois en 1798.

Gottfried van Swieten ne se contente pas de jouer un rôle de soutien purement financier. Il souhaite également contribuer à la création de Die Schöpfung en tant que librettiste. Le baron avait gagné ses galons en éditant les textes de la version chorale de Die sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuze de Haydn en 1796. Die Schöpfung est la suite logique de leur collaboration.

L'idée de cet oratorio germe dans l'esprit de Haydn lorsqu'il reçoit de son impresario Johann Peter Salomon un livret, The Creation of the World. Initialement destiné à Haendel (encore lui), ce texte n'a jamais été mis en musique. « J'ai immédiatement compris qu'un sujet aussi noble donnerait à Haydn l'occasion [...] d'exprimer toute la force de son inépuisable génie », déclare Gottfried van Swieten.

En toute logique, le texte du récit de la création se fonde principalement sur le livre de la Genèse de la Bible, complété par des textes tirés des Psaumes et du poème épique Paradise Lost de John Milton. Fait remarquable, Die Schöpfung est conçu dès le départ en allemand et en anglais (The Creation). L'œuvre est même qualifiée de première composition bilingue de l'histoire de la musique. Gottfried Van Swieten traduit le livret anglais afin que Haydn puisse travailler sur le texte allemand. À noter qu'il ne se base sur aucune traduction existante de la Bible. Pour l'allemand, il essaie simplement de rester aussi proche que possible du texte et de la prosodie de l'anglais. « [Ils] ont dû se rendre compte que le public anglais n'accepterait pas facilement des modifications du texte sacré de leur Bible », déclare à ce sujet Nicholas Temperley, musicologue et spécialiste de la Grande-Bretagne.

Le libretto final se compose de trois mouvements. Les deux premiers suivent de près les textes de la Bible : la création du ciel et de la terre, de la lumière, de l'air, des poissons, des oiseaux et finalement des humains. Ce n'est que lorsque « Dieu vit tout ce qu'il avait fait » que Gottfried van Swieten et Haydn abandonnent la Genèse et chantent, dans le troisième mouvement, les premières heures heureuses d'Adam et Eve au paradis terrestre.

LA STRUCTURE N’EMPÊCHE PAS UN CÔTÉ PICTURAL ET LUDIQUE

La musique composée par Haydn pour ce récit de la création est aussi majestueuse que sophistiquée et jubilatoire. Trois solistes incarnent dans les premiers mouvements le rôle des archanges ; dans le troisième, deux d'entre eux jouent le rôle d'Adam et d'Eve. Par le passé, on a pu entendre qu'il fallait jusqu'à 400 musiciens pour une représentation de Die Schöpfung ; ce chiffre semble quelque peu mythifié : 120 musiciens et 60 chanteurs sont probablement plus proches de la vérité. Mais on ne peut nier que le compositeur a sorti le grand jeu pour son oratorio. Haydn lui-même en expose les raisons en 1801 :

“Elle [l’histoire de la création] a toujours été considérée comme l'image la plus sublime et la plus impressionnante pour l'humanité. Accompagner cette grande œuvre d'une musique appropriée ne peut que garantir que ces émotions sacrées se renforcent dans le cœur de l'auditeur, le rendant très réceptif à la bonté et à la toute-puissance du créateur.”
- joseph haydn

Aussi ne prend-il pas sa tâche à la légère. Dès la première mesure, Haydn saisit l'auditeur par la gorge. À l'aide de roulements de timbales, il dépeint le chaos total où débute la création, l'accord d'ouverture inattendu en ré mineur faisant office d'entrée divine.

Haydn recourt à ce type de tableau musical tout au long de l'oratorio : les mouvements ondulants lors de la création des eaux, le jeu de flûte frétillant lorsque les oiseaux descendent sur terre. Les témoins ne tarissent pas d'éloges sur sa façon de mettre en scène la majestueuse première lumière. « Lorsqu'elle a éclaté pour la première fois », décrit F.S. Silverstolpe, « il semblait que des rayons de lumière sortaient des yeux du compositeur. Électrisés, les Viennois étaient tellement envoûtés que les interprètes n'ont pas pu continuer à jouer pendant plusieurs minutes. »

Haydn se livre même à des jeux musicaux sur le texte de Gottfried van Swieten, en utilisant notamment une note longtemps retenue sur la première syllabe de « ewigkheit » (éternité). Cependant, derrière cette peinture sonore et cet esprit ludique, Haydn ne perd jamais de vue la grande structure de son œuvre. Ainsi, pour exprimer la lumière divine, le compositeur utilise un accord en do majeur. Il résout de la sorte la tension contenue dans la musique depuis l'ouverture en do mineur de l'introduction instrumentale. C'est cette combinaison de sujet épique, de puissance narrative musicale et de talent formel qui fait de Die Schöpfung l'un des chefs-d'œuvre de Haydn.

Il n'est donc guère surprenant que l'oratorio ne tarde pas à sortir du cercle privé des « Associierten ». En 1799, le grand public assiste pour la première fois à Die Schöpfung au Burgtheater de Vienne, une représentation qui affiche résolument complet. La renommée internationale de Haydn impose presque immédiatement cette œuvre comme une valeur sûre dans les programmes de concert. Avant la mort de Haydn en 1809, la partition sera jouée pas moins de quarante fois rien qu'à Vienne, et près de quarante autres fois hors d'Autriche, dans toute l'Europe continentale et aux États-Unis.

… et Haydn vit qu’elle était bonne.

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